mardi 15 juillet 2008

Histoire d’une chanson : « Carta ao Tom 74 »- Vinicius de Moraes & Toquinho

Vinicius en concert vers 1978, whisky, cigarette et Bossa Nova

Le 31 mars 1964, au Brésil, le Président de la République Joao Goulart est renversé par un coup d’état militaire qui laisse au général Humberto Castelo Branco, les pleins pouvoirs de la dictature qui se met en place. Elle durera officiellement 20 ans. Cette même année, alors qu’il occupait depuis un an une charge auprès de la délégation brésilienne qui travaillait conjointement avec l’UNESCO, à Paris, Vinicius de Moraes (1913-1980), se trouve sur le chemin du retour vers le Brésil, attendant son bateau au Havre. Nous sommes le 7 septembre, il est 22 heures et la ville est triste et vide. Vinicius est gagné par une grande bouffée de tristesse. Il sait qu’à Paris, en ce jour de la fête nationale de son pays, son ami, le grand compositeur et guitariste Baden Powell (1937-2000), participe à une fête donnée à l’ambassade du Brésil dans la capitale française. Bref, partagé entre la nostalgie de laisser la France et le bonheur de retrouver son ami et partenaire musical, Antônio Carlos Jobim (1927-1994), Vinicius prend la plume pour adresser à ce dernier une lettre qui, comme beaucoup d’autres -confessera-t-il- il n’enverra pas… Dix années plus tard en 1974, Vinicius -qui se souvient de cette lettre pleine d’émotions et de vague à l’âme- se propose d’écrire une chanson sous forme d’une nouvelle missive envoyée à Tom Jobim ; un hymne dédié au Rio de l’époque, baigné dans l’insouciance et l’atmosphère ouatée de cette ville qui depuis, comme il l’écrit, s’est égarée. Il donne le texte à son partenaire d’alors, Toquinho, qui en fait une des plus belles mélodies que la Bossa compte à son répertoire. Le texte et la musique se fondent dans une suave harmonie. La chanson s’intitulera simplement « Carta ao Tom 74 », « Lettre à Tom, 1974 » .

A Ipanema, les deux rues historiques de la Bossa Nova

Voici d’abord le texte en portugais :


Rua Nascimento Silva, cento e sete
Você ensinando prá Elizete as canções de canção do amor demais

Lembra que tempo feliz, ai que saudade, Ipanema era só felicidade

Era como se o amor doesse em paz

Nossa famosa garota nem sabia

A que ponto a cidade turvaria este Rio de amor que se perdeu

Mesmo a tristeza da gente era mais bela e além disso se via da janela
Um cantinho de céu e o Redentor

É, meu amigo, só resta uma certeza, é preciso acabar com essa tristeza

É preciso inventar de novo o amor


et la traduction adaptée :

« Rue Nascimento Silva, 107,(1)

Tu apprenais à Eliseth les chansons de « Cançao do amor demais »(2)

Souviens-toi de cette époque heureuse –quelle nostalgie !-

Ipanema n’était rien d’autre que du bonheur,
C’était comme si les blessures d’amour étaient plus douces (3)

Même notre célèbre « garota »(4) ne pouvait imaginer
à quel point la ville allait s’assombrir,
…ce Rio fait d’amour qui s’est égaré.
Même notre tristesse était plus belle,

et on pouvait voir de la fenêtre un petit coin
de ciel et le Christ rédempteur… (5)
Et oui, mon ami, il nous reste seulement une certitude,

Il vaut mieux effacer cette tristesse, et il nous faut à nouveau inventer l’amour… »


(1)C’est encore une magnifique rue d’Ipanema, où habita Tom Jobim de 1953 à 1962. Le Maître y composa nombres de ses chefs d’œuvres avec Vinicius, entre beaucoup d’autres. Et effectivement, de sa fenêtre, on pouvait voir le christ dressé sur l’immense rocher du Corcovado.
(2)Eliseth, c’est Eliseth Cardoso, qui sera l’interprète de l’emblématique album « Cançao de amor demais » (difficilement traduisible… « Chansons de l’amour parfait ». Un album entièrement composé de titres de Tom et Vinicius, et un des points de départ de la Bossa Nova.
(3)Classique dans les textes de Vinicius, cette dualité souvent présente entre l’amour et la souffrance. De nombreuses fois, on retrouve, en résumé, « pour aimer il faut souffrir » ou « qui n’a jamais souffert ne peut aimer ». (4)Il s’agit de la fameuse « Garota de Ipanema » -la fille d’Ipanema- cette bossa de renommée planétaire, que Tom Jobim et Vinicius composeront en 1962. (5)Une allusion ici à une autre bossa éternelle, « Corcovado » (Tom Jobim), ou le Maître écrit : « …da janela vê-se o Corcovado, o Redemptor, que lindo… », « …de la fenêtre, on aperçoit le Corcovado, le Christ rédempteur, quelle beauté… »

« Carta ao Tom 74 » sera une des chansons du magnifique album « Toquinho & Vinicius » (1974) qui contient aussi des classiques comme « Samba pra Vinicius » (Toquinho-Chico Buarque) ou encore « Samba da volta » et « As Cores de abril » (Toquinho-Vinicius).

Toquinho, fidèle partenaire des dix dernières années de la vie de Vinicius

L’introduction au piano de Tom Jobim est irrésistible et bien caractéristique du maître, tout en ‘touché’ impressionniste. À noter aussi la belle envolée vocale de la deuxième partie de la chanson emmenée par les choristes du Quarteto em Cy, avec qui Vinicius travaillait déjà depuis plus de dix ans. C’est le poète qui baptisera ainsi ce quartette féminin composé de Cyva, Cybele, Cylene et Cynara… En 1977, Tom Jim s’amusera à ajouter une partie au morceau, qu’il adresse tel un clin d’œil malicieux aux deux auteurs de la chanson. Il chantera cet appendice lors de la tournée qu’il fera avec eux -ainsi qu’avec Miucha-, au Brésil et dans le monde. Il regrette aussi ce Rio de l’âge d’or, mais davantage, il ironise quelque peu sur la vision nostalgique qu’on peut en avoir.

Rua Nascimento Silva, 107
Eu saio correndo do pivete
Tentando alcançar o elevador

Minha janela não passa de um quadrado

A gente só vê cimento armado

Onde antes se via o Redentor
É, meu amigo

Só resta uma certeza

É preciso acabar com a natureza

É melhor lotear o nosso amor

Traduction adaptée :

« Rue Nascimento Silva, 107,

Je cours en échappant au pivete*, essayant d’attraper l’ascenseur

Ma fenêtre n’est pas bien grande,

Et on ne peut voir que du béton armé, là où on pouvait apercevoir le Christ rédempteur.

Et oui, mon ami, il nous reste seulement une certitude,

Il vaut mieux oublier la nature,

Et il vaut mieux solder notre amour** ».


En écoute, la version studio de la chanson; et en Youtube, la version en public avec la partie ajoutée de Tom


*pivete: petit garnement des rues, toujours prêt à commettre un larcin, à la débrouille.
*lotear : littéralement, il s’agit de l’action de diviser en petits ‘lots’, souvent dans le but de vendre mieux et moins cher. Ici l'amour pour Ipanema est devenu de moindre valeur, puisque la période dorée est révolue...(dixit Tom Jobim)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Carta ao Tom est vraiment une chanson magnifique!! On peut ressentir cette douce nostalgie sans même en comprendre les paroles...
Je conseille à tous ceux qui ne la connaissent pas d'utiliser le reproducteur de musique en début de page pour écouter ces deux merveilleuses chansons qui sont: "Carta ao Tom" et Corcovado"

Beijinhos

Anonyme a dit…

Je ne connais pas Rio Daniel, mais si la ville était déjà sur le déclin en 1974, quant est-il advenu maintenant!? Superbe chanson en tout cas, bien à toi...

Anonyme a dit…

Salut Daniel, belle étude de chanson...cela me rappelle le "plan langue" que le journal "Le soir" faisait en collaboration avec la RTBF.
Mais ici tu nous offres l'historique en plus. Quelle luxe! A un de ces jour vieux guerrier! Cousin Hub.

CE BLOG EST DÉDIÉ AUX CURIEUX QUI AIMERAIENT CONNAÎTRE L'ART ET LA MUSIQUE POPULAIRE BRÉSILIENNE. UNE OCCASION POUR LES FRANCOPHONES DE DÉCOUVRIR UN MONDE INCONNU OU IL EST DE MISE DE LAISSER SES PRÉJUGES AU VESTIAIRE.